Quels voeux pour Philippe de Villiers ?

Publié le dimanche 27 janvier 2002 par admin_sat

Message transmis à Philippe de Villiers, député de la Vendée, le 2 janvier 2002, à son adresse électronique à l’Assemblée nationale.
Une copie a été placée sur le site de l’Assemblée nationale avec un appel à Mmes et M. les députés
Monsieur le Député,
Le 1er janvier, dans le cadre d’un reportage sur l’euro, France 2 a diffusé une réflexion que vous avez faite à un boulanger parisien qui vous avait annoncé la baguette à 5 francs :
"Ah, c’est bien ! J’avais peur qu’on me parle l’espéranto, la nouvelle langue..."
Même s’il faut considérer ceci sous l’angle de la boutade, le fait d’avoir été député européen aurait dû vous sensibiliser à un problème qui ne prête pas à sourire et pour lequel toutes les solutions possibles doivent être examinées avec rigueur, donc sans a priori.

Puisque vous vous réclamez d’une morale catholique, je vous signale que, depuis déjà beaucoup d’années, le pape Jean-Paul II n’a pas peur de prononcer ses voeux et bénédictions"urbi et orbi" de Pâques, de Noël et du Nouvel An en espéranto, et que Radio Vatican, comme d’autres stations radio de portée internationale, y compris Varsovie, Vienne, Rome, Pékin, et La Havane, n’a pas peur non plus dëémettre des programmes dans cette langue. Et le prix Nobel allemand d’Économie 1994, Reinhard Selten, ne se sent pas ridicule de plaider pour l’espéranto qu’il a appris tout seul dans sa jeunesse.

Dans certains milieux, il est de bon ton de se forcer à faire de l’esprit à l’encontre de l’espéranto et, sans le vouloir, de donner ainsi raison à Montesquieu qui avait écrit :"Quand on court après l’esprit, on attrape la sottise." C’est confortable de chercher à tourner en dérision une langue considérée en haut lieu avec condescendance et commisération, quand ce n’est pas avec l’arrogance d’un vieillard envers un jeune.
Ceci n’empêche pas l’espéranto, parti de zéro, de s’être hissé au niveau des langues parlées par plus d’un million d’hommes (moins de 150 sur 6000 dans le monde). L’espéranto est par ailleurs une langue propre : sans aide des États, plus souvent entravé par eux, et pas seulement par les régimes totalitaires ou corrompus, il est arrivé à cette position sans effusion de sang, sans attentats ou massacre d’innocents, alors qu’il a subi des autodafés et des persécutions impitoyables.

Le très éminent sémioticien Umberto Eco, professeur au Collège de France, est de ceux qui ont honnêtement reconnu s’être moqués de l’espéranto. Amené à se pencher sur cette langue dans le cadre de recherches scientifiques, il a pu déclarer : "C’est une langue construite avec intelligence et qui a une histoire très belle". Même chose pour Robert Philippson, professeur d’anglais à l’Université de Roskilde (Danemark) qui a reconnu"Le cynisme par rapport à l’espéranto a fait partie de notre éducation".

Frappées par un syndrome d’immunodéficience, les langues sont de plus en plus contaminées par l’anglais qui se substitue à elles comme langue unique. Il serait donc plus judicieux d’aider le public à mesurer l’ampleur du problème des langues et du scandale qui lui est caché plutôt que de tenter de faire de l’esprit à l’encontre d’un remède contre cette immunodéficience. Maîtriser une langue étrangère à égalité avec celui qui impose la sienne, c’est tout autre chose que de s’habituer à l’euro. Très rares sont ceux qui y parviennent. Même le président Chirac, dont on peut penser qu’il a une instruction et une intelligence supérieures à la moyenne, a avoué que sa connaissance de l’anglais ne lui permettait pas de traiter de sujets sérieux dans cette langue. L’euro a le mérite d’être une monnaie neutre. Il ne favorise aucun pays ou groupe de pays. Il n’en est pas de même pour l’anglais que l’on peut désigner sous le nom de"vraie fausse langue internationale". Qu’auriez-vous dit si, au lieu de l’euro — système décimal très pratique —, on nous avait imposé la livre sterling ? Cette dérive vers l’anglais est autrement plus lourde de conséquences. Or, c’est ce à quoi certains veulent aboutir, sans que quiconque ne s’interroge parmi les élus et les décideurs.

Cité par "Courrier International" (7-13. 10.1999), le quotidien espagnol"El Païs" écrivait :"[le président de la Commission] Romano Prodi a ainsi payé la dette qu’il avait envers son complice de la troisième voie Tony Blair qui l’avait aidé à se hisser à la tête de la Commission. Prodi a consacré deux catégories d’Européens : d’un côté les aristocrates — les Britanniques et ceux qui parlent la langue de l’empire — et, de l’autre, les parias." Ceci n’empêche pas la presse anglaise de se moquer de Prodi pour son mauvais anglais. Il y a aussi un scandale qui éclate maintenant à propos d’offres d’emploi, y compris dans des institutions européennes et mondiales (Onu et ses agences), dont les annonces font de plus en plus appel à des natifs anglophones et non des personnes ayant appris l’anglais comme langue étrangère. L’original est préféré à la copie. Les lèche-bottes ne gagnent ni le respect ni l’estime

Dans un article intitulé "Le coût du multilinguisme" du supplément "Économie" du"Monde" (30 novembre 1999), en rubrique "Dans les coulisses de l’Union", Nicolas-Jean Brehon (univ. Paris I, Panthéon - Sorbonne) écrivait"force est de reconnaître que la tâche est difficile, tant les ramifications du multilinguisme et les réticences pour évoquer ce sujet tabou sont nombreuses. D’ailleurs, selon un haut fonctionnaire européen, ’le chiffre n’est pas connu, ou s’il l’est, le secret est bien gardé’."

Il y a donc là un sujet trop souvent traité à la légère et qui est remarquablement étudié dans divers ouvrages dont"Le défi des langues — du gâchis au bon sens", par Claude Piron, psycholinguiste après avoir été traducteur à l’Onu pour l’anglais, l’espagnol, le russe et le chinois (L’Harmattan),"Langues sans frontières", par Georges Kersaudy (éd. Autrement). Le point commun de ces deux auteurs est d’avoir appris l’espéranto dans leur jeunesse. Tous deux sont polyglottes. Georges Kersaudy parle, écrit et traduit 51 langues d’Europe et d’Asie, comme quoi l’espéranto, contrairement à ce que certains croient ou veulent faire croire, est un formidable tremplin pour la découverte des autres langues et du monde.
Enfin, le professeur Robert Philippson, déjà cité, est l’auteur d’un ouvrage intitulé"Linguistic Imperialism" (Oxford University Press, que l’on peut se procurer chez http://www.alapage.com/) dans lequel il dévoile, entre autres, un document confidentiel, l’"Anglo-American Conference Report 1961" qui, déjà, exprimait une volonté délibérée de dominer l’Europe par le biais de la langue :"Le rapport proclame que ce Centre [de l’anglais] a le monopole de langue, de culture et d’expertise, et ne devrait pas tolérer de résistance contre le règne de l’anglais... Si des Ministres de l’Éducation nationale, aveuglés par le nationalisme [sic] refusent.... c’est le devoir du noyau [dur ?] des représentants anglophones de passer outre". Beaucoup de documents confirment ces visées.
Ceci dit je vous souhaite une année 2002 sans peur et sans reproches tout en me réservant le droit de donner une audience publique à la présente, tout comme vous avez tenu à le faire envers l’espéranto par des propos qui n’ont pas révélé le meilleur de votre intelligence.

Veuillez agréer, Monsieur le Député, l’expression de mes sentiments distingués.